Interview avec Sultan Pasha, le parfumeur derrière Sacred Scarab de Zoologist

by Quentin Blyau

Cette interview entre Victor Wong et Sultan Pasha fut d'abord publiée en anglais sur le site de Zoologist Perfumes et traduite en français par nos soins.

(Victor Wong, créateur de Zoologist) : Parlez-nous un peu de vous...

(Sultan Pasha, parfumeur): Le côté maternel de ma famille est farsi et indien, tandis que mon côté paternel est principalement originaire du Bangladesh.

Mes grands-parents paternels se sont installés au Royaume-Uni dans les années 1950, mais ils ont également voyagé dans tout le Moyen-Orient pour visiter les sanctuaires sacrés islamiques. Au cours de ces voyages, tous deux ont recueilli de nombreux attars (parfum sans alcool originaire d'Inde et du Moyen-Orient, NDLR) et différents autres souvenirs.

L'un de mes premiers souvenirs d'enfance est de m'aventurer dans la chambre de mes grands-parents, d'ouvrir leur immense armoire en chêne antique... et de sentir un parfum enchanteur et funky. Malheureusement, pour eux, le plateau d'attars et de mukhallats (mixture d'huiles essentielles, NDLR) reposait sur l'étagère la plus basse de l'armoire, et j'ai commencé à  les ouvrir un par un et à les verser sur le comptoir en chêne, puis j'ai badigeonné cette mixture huileuse sur tout mon corps. Dire que mes grands-parents n'étaient pas contents est un euphémisme ! Je suppose que c'était ma toute première expérience de chimie, ce qui m'a amené à m'intéresser profondément aux sciences, en particulier à la biologie et à la chimie.

Plus tard, j'ai été diplômé en biochimie, puis j'ai travaillé dans la finance afin de subvenir aux besoins de ma famille, car ma mère était mère célibataire à l'époque. J'ai travaillé dans le secteur bancaire pendant dix ans, mais je cherchais constamment à faire autre chose, notamment en lien avec ma passion pour les sciences. Pour m'aider à faire face au quotidien et me changer les idées, j'ai commencé à acheter de petites quantités d'huiles et d'absolues avec le peu d'argent que j'avais. Je les amenais au travail et les sentais à mon bureau pendant les très brefs moments de répit dont nous disposions. Ces huiles m'ont donné ce petit sentiment de sérénité et de santé mentale dont j'avais besoin pour m'aider à survivre dans cet environnement de travail.

Au cours de mes dernières années dans le secteur bancaire, je suis tombé malade et j'ai dû m'absenter du travail, ce qui, bien qu'horrible à l'époque, s'est avéré être une bénédiction. On m'a prescrit beaucoup d'antibiotiques et d'immunosuppresseurs qui me donnaient la nausée au quotidien. Après un certain temps, j'ai découvert que j'avais mal été diagnostiqué, alors j'ai arrêté les médicaments et j'ai retrouvé un second souffle de vie. D'une manière ou d'une autre, mon goût et mon odorat semblaient s'être améliorés, je me souviens avoir humé mon parfum préféré et avoir pu voir, dans mon esprit, comment la composition était structurée et créée. Toutes ces fois à sentir des huiles individuelles et des molécules isolées à mon bureau avaient soudainement porté leurs fruits ! J'avais amassé des connaissances sans le vouloir et j'étais maintenant capable de me les rappeler à volonté. Dès lors, en 2012, j'ai commencé à créer ma première composition parfumée, et la suite appartient à l'histoire !

Qu'est-ce qui vous a poussé à devenir parfumeur ? Quels sont certains de vos parfums et genres préférés ? Vivre à Londres a-t-il influencé votre parcours en parfumerie ?

J'ai toujours voulu faire quelque chose lié à la biochimie mais je ne savais pas quoi, et j'ai toujours aimé les parfums, même quand j'étais petit, mais devenir parfumeur n'a jamais traversé mon esprit. J'ai toujours pensé que pour être parfumeur professionnel il fallait apprendre le français et étudier la parfumerie en France, et que c'était extrêmement dur et plutôt élitiste. Après ma maladie, j'ai réalisé que j'avais besoin de suivre le chemin sur lequel ma vie me conduisait. J'étais toujours en train de courir après le temps… et avant que je ne m'en rende compte, le temps était passé et je n'avais rien réalisé. Mais je comptais atteindre mes objectifs petit à petit et chaque jour était une leçon de patience. Finalement, j'ai appris à me détendre et à suivre le mouvement, au lieu d'aller à contre-courant, et voilà où cela m'a mené…

En termes de parfums préférés, j'adore les parfums classiques, notamment ceux de Guerlain et Caron. Je collectionne avidement des extraits de parfums d'avant les années 60 de maisons telles que Guerlain, Caron, Lucien Lelong, etc. depuis très longtemps. Certaines personnes collectionnent des timbres, des livres, des montres, des voitures, etc.; Je collectionne les parfums vintage. Pour moi, chacune de ces bouteilles chéries est comme un ouvrage précieux écrit par un maître il y a des décennies, à étudier astucieusement, à porter et à apprécier. Mon parfum préféré doit être le Djedi de Guerlain. Je n'oublierai jamais la première fois que j'ai senti cet élixir enivrant et l'effet qu'il a eu sur moi.

Mon genre préféré doit être le chypre, car il est si complexe et possède de nombreuses facettes.

A quel moment avez-vous décidé de commencer à commercialiser vos propres parfums ? Qu'ont-ils de si spécial ?

J'ai commencé à créer mes compositions en 2013. Début 2014, j'ai réalisé qu'il y avait une demande croissante pour mon travail, alors j'ai continué. À l'époque, j'avais une petite boutique eBay où je vendais des compositions rares de marques renommées, et lorsque j'envoyais celles-ci aux clients, j'incluais de petits échantillons de mon propre travail. En conséquence, de nombreux clients se sont renseignés sur ces huiles, demandant combien elles coûtaient et si je pouvais leur en vendre. Au départ, c'était quelques clients américains, puis une charmante personne appelée Dorje a créé un sujet de discussion à propos de mon travail sur le forum de parfums Basenotes, et à partir de là, mon travail s'est répandu comme une traînée de poudre ! Cela m'a vraiment donné un énorme coup de pouce, psychologiquement et physiquement, alors j'ai continué ! Finalement, la demande a tellement augmenté que je n'ai plus eu besoin de travailler à la banque et je me suis consacré à ma passion à temps plein.

C'est à ce moment-là, grâce à Basenotes, que j'ai rencontré mon meilleur ami Nathan, qui a été un mentor et un grand frère pour moi. J'ai beaucoup appris sur les beaux-arts et le raffinement grâce à lui et il a eu une énorme influence positive dans ma vie. À tel point que je crois que je n'aurais pas accompli autant en tant que parfumeur et surtout en tant que personne sans sa sagesse et ses conseils bienveillants. Je loue Dieu tous les jours pour toutes les âmes gentilles et merveilleuses que j'ai croisées.

Pourquoi vous êtes-vous concentré sur les attars ?

Je me suis concentré sur les attars car je sentais qu'ils étaient le moyen le plus précis de transmettre ma psyché intérieure. L'intensité des huiles correspondait à ce qu'il y avait en moi et me permettait ainsi d'apaiser mon âme. Je me suis également concentré sur eux par pure loyauté envers l'artisanat, car ce sont les huiles qui ont changé ma vie pour le mieux.

Sacred Scarab est un parfum à base d'alcool. Est-ce très différent des attars ? Quelles étaient certaines de vos préoccupations lors de la conception de ce parfum?

Pour être honnête, j'ai conçu Sacred Scarab de la même manière que je conçois habituellement mes attars. Au début, je m'inquiétais de la dynamique, car le médium est assez différent. Cependant, il s'agissait simplement de réorganiser les proportions des différents matériaux. À chaque étape de la conception, j'étais soucieux d'affiner le message et l'histoire, en m'assurant qu'ils étaient correctement transmis lors de la vaporisation du parfum.

Parlons un peu de Sacred Scarab, je me souviens qu'au début, nous avions discuté de la création d'un parfum inspiré de la parfumerie égyptienne antique...

Oui, si je me souviens bien, et nous nous sommes arrêtés sur Sacred Scarab car nous avons tous les deux réalisé que tant de choses pouvaient être explorées avec cette créature. Je suis un fan d'égyptologie depuis que je suis enfant, j'ai tout lu sur les momies et leurs tombes après avoir entendu parler du pharaon Toutankhamon, l'enfant roi. Ce projet m'a donné l'occasion d'approfondir et d'en apprendre beaucoup plus sur l'un de mes sujets préférés !

Au cours de notre discussion, nous avons réalisé que je devais essayer de raconter une histoire non seulement sur l'insecte, mais aussi sur son lien avec l'Égypte ancienne, et créer d'une manière ou d'une autre la juxtaposition parfaite. Le scarabée sacré ressemble à une grosse prune juteuse, il est assis sur une boule de bouse et la roule dans une tanière souterraine avant de pondre ses œufs à l'intérieur. Le Kyphi ( parfum sous forme solide de l'Égypte antique, NDLR) était également roulé en boule après son pétrissage, rappelant la bouse mais avec une odeur bien plus agréable ! Donc, notre idée était un scarabée sacré au-dessus d'une boule de bouse de kyphi la roulant dans une tombe souterraine !

Comment décririez-vous ce parfum ? Certaines personnes disent qu'il a une ouverture moderne et des notes de fond plus anciennes...

Moderne est une bonne façon de décrire l'ouverture de ce parfum, car le lotus bleu est une fleur si nouvelle pour beaucoup. Rares sont ceux qui ont eu le privilège de goûter à son parfum délicat, et encore moins à son essence. Je décrirais Sacred Scarab comme un chypre floral moderne, mais avec des racines anciennes ! Ancien parce qu'il comprend ma recréation de kyphi, l'ancien encens égyptien. Quand je composais Sacred Scarab, j'avais l'intention de rendre la composition aussi royale que possible, quelque chose que même Cléopâtre serait fière de porter… digne d'une reine.

Alors, qu'est-ce que le kyphi ? Le kyphi comporte-t-il des ingrédients de parfumerie habituels ? Et comment l'incorporer dans Sacred Scarab ?

Le Kyphi est un ancien encens égyptien. Il était si célèbre que les anciens Grecs et Romains tels que Pline l'Ancien ont écrit à son sujet et sur ses divers avantages. En Égypte, il était brûlé à des fins religieuses et médicales. Il était également censé être utilisé comme chewing-gum ! C'était incroyablement populaire et il y avait de nombreux fabricants égyptiens antiques, mais chaque fabricant avait une formule légèrement différente. Cependant, ceux-ci étaient tous basés autour des mêmes ingrédients dans des proportions différentes : vin, miel, raisins secs, encens, myrrhe, galbanum, styrax, cassia, labdanum, benjoin, genévrier et bois de cèdre.

Pour ce projet des plus prometteurs, j'ai fait beaucoup de recherches sur les différentes formules de kyphi à travers les âges, mais je me suis concentré principalement sur celles utilisées par les anciens Égyptiens. J'ai lu beaucoup d'ouvrages sur cette substance mystique et j'ai également assisté à des séminaires donnés par la célèbre égyptologue, Dora Goldsmith, qui, par un coup de chance, parlait justement de l'ancien paysage olfactif égyptien et du kyphi !

En assistant à ces séminaires, en étudiant les boules de kyphi créées par des sources fiables et en créant mes propres boules de kyphi, j'ai acquis une bonne compréhension de la façon dont le kyphi sentait. Très tôt, j'ai réalisé que même si le vin était utilisé comme liant dans le kyphi, il fournissait également la douce note fruitée trouvée dans l'encens. À partir de là, j'ai décidé que le kyphi devait être la base et le fondement de toute la composition, et que je devais utiliser la douceur prononcée du vin comme colonne vertébrale de cette composition. Je dois remercier ma bonne amie Johanna Venables de NOT Perfumes de m'avoir aidé à trouver et à étudier certains de ces encens kyphi, et aussi de m'avoir laissé essayer ses propres boules de kyphi, ce qui a vraiment aidé à la recherche globale.

Dans ce parfum il y a également des note d'aldéhyde et de lotus bleu. Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez choisi ces deux ingrédients ?

Les aldéhydes sont utilisés dans la composition pour transmettre le scintillement et la lumière du soleil, reflétant le climat chaud de notre scarabée sacré. Les agrumes du parfum contiennent également des aldéhydes, mais des molécules d'aldéhydes spécifiques ont été ajoutées pour créer une synergie avec les agrumes afin que, lors de la première vaporisation, la composition apparaisse extrêmement lumineuse. Alternativement, le scarabée sacré était associé à la manifestation divine du soleil du matin, Khepri.

Le lotus bleu a été choisi car il était très vénéré dans l'Égypte ancienne. Après avoir étudié des absolus de lotus bleu et des huiles essentielles très rares et coûteuses, j'ai réalisé à quel point cette fleur était absolument parfaite pour ce projet, car elle avait la note de vin exacte dont j'avais besoin pour me connecter et juxtaposer avec l'épine dorsale du kyphi. Je dois sincèrement remercier mon collègue parfumeur Joseph De Lapp de m'avoir gentiment envoyé gratuitement divers échantillons de ces absolus et huiles essentielles de lotus bleu très précieuses, afin que je puisse les recouper avec ceux que j'avais collectés au fil des ans. Sachant à quel point ces matériaux sont terriblement chers et rares, j'ai dû recréer avec précision un fac-similé de lotus bleu dans toute sa splendeur délicate.

Une fois cet accord créé et ajouté à la base de kyphi, j'avais vraiment besoin de lui donner vie. Ceci a été réalisé avec une surdose de lactone de pêche alias Gamma Undecalactone, renforçant le caractère fruité des deux accords principaux, de sorte qu'il y avait une riche aura de prune. Pour moi, le scarabée sacré ressemble à une prune violette et mûre !

Plus tard, je suis tombé sur un magnifique article académique posté par mon ami Olivier Pierre David de l'Osmothèque, et il se trouvait qu'il parlait de phéromones de scarabée. C'était une coïncidence étonnante, mais il y avait quelque chose d'encore plus incroyable... il a ajouté que la Gamma Undecalactone était sécrétée par les scarabées comme phéromone sexuelle ! Honnêtement, je n'y croyais pas ! C'était comme si cette composition était absolument parfaite… conceptuellement et littéralement.

Quelle est la suite pour vous ? Je pense savoir qu'il y a de nouvelles surprises à venir de votre part ?

Oui, en effet, je sors ma propre collection de parfums en spray en septembre/octobre. Plus de nombreux autres projets passionnants dans un avenir proche.


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